Rubin va révéler les traces de perturbations  de la matière noire dans les courants stellaires

Les courants scintillants d’étoiles autour de la Voie lactée pourraient apporter des réponses à l’une des plus grandes questions que nous nous posons sur l’Univers : qu’est-ce que la matière noire ? Grâce à des images prises au travers de six filtres de couleur montés sur la plus grande caméra jamais construite pour l’astronomie et l’astrophysique1, le prochain relevé LSST (pour Legacy Survey of Space and Time) de l’Observatoire Rubin révélera des courants stellaires inédits au-delà de la Voie lactée, ainsi que les effets de leurs interactions avec la matière noire.

Aussi fascinants que les rivières qui scintillent au soleil, les courants stellaires tracent des arcs étincelants à travers et autour de notre galaxie, la Voie lactée. Les courants stellaires sont composés d’étoiles qui étaient à l’origine liées au sein d’amas globulaires ou de galaxies naines mais qui ont été perturbées par les interactions gravitationnelles avec notre galaxie et ont été étirées jusqu’à former des “traînées d’étoiles”. 

Mais celles-ci montrent souvent des signes de distorsion et les scientifiques soupçonnent que dans de nombreux cas, c’est la matière noire qui est en cause. L’Observatoire Rubin, financé conjointement par la National Science Foundation (NSF) et le ministère américain de l’énergie (DOE), fournira bientôt une multitude de données permettant de mieux comprendre les courants stellaires, la matière noire et leurs interactions complexes.

La matière noire représente 27 % de l’Univers mais elle ne peut pas être observée directement et les scientifiques ne connaissent pas exactement sa composition. Pour en savoir plus, ils utilisent diverses méthodes indirectes pour étudier sa nature. Certaines, comme le lentillage gravitationnel  faible, permettent de cartographier la distribution de la matière noire à grande échelle dans l’Univers. L’observation des courants stellaires permet aux scientifiques de sonder un aspect différent de la matière noire car ils mettent en évidence l’empreinte des effets gravitationnels de la matière noire à petite échelle.

Situé au Chili, l’Observatoire  Rubin utilisera, à partir de la fin de l’année 2025,  un télescope de 8,4 mètres équipé de la plus grande caméra numérique au monde pour effectuer durant dix ans un relevé de l’ensemble du ciel de l’hémisphère sud. Les données obtenues sur la base d’images prises à travers six filtres de couleurs différentes, permettront aux scientifiques d’isoler plus facilement les courants stellaires au sein et au-delà de la Voie lactée et de les analyser à la recherche de signes de perturbation causées par la matière noire. “Je suis très enthousiaste à l’idée d’utiliser les courants stellaires pour en savoir plus sur la matière noire”, a déclaré Nora Shipp, post doctorante à l’université Carnegie Mellon et co-responsable du groupe de travail sur la matière noire dans le cadre de la collaboration Rubin Observatory/LSST Dark Energy Science Collaboration. “Grâce à Rubin, nous pourrons utiliser les courants stellaires pour comprendre comment la matière noire est distribuée dans notre galaxie, des plus grandes aux plus petites échelles”. 

Il semblerait que la Voie Lactée soit englobée dans un halo sphérique de matière noire,  composé lui-même de sous-halos plus petits. Ces derniers interagissent avec d’autres structures, perturbant leur dynamique gravitationnelle et modifiant leur apparence. Dans le cas des courants stellaires, les résultats des interactions avec la matière noire apparaissent sous la forme de plis ou de lacunes dans les traînées stellaires. 

Rubin fournira des images tellement précises qu’elles  permettront aux scientifiques d’identifier et d’analyser des irrégularités très subtiles dans les courants stellaires, d’en déduire les propriétés des amas de matière noire de faible masse qui en sont à l’origine et même de préciser de quels types de particules ces amas sont constitués. “En observant les courants stellaires, nous pourrons prendre des mesures indirectes des amas de matière noire de la Voie lactée jusqu’à des masses plus faibles que jamais, ce qui nous donnera de très bonnes contraintes sur les propriétés des particules de la matière noire”, a déclaré Nora Shipp.

Les courants stellaires situés dans les régions extérieures de la Voie lactée sont des candidats particulièrement intéressants pour l’observation des effets de la matière noire car ils sont moins susceptibles d’avoir été affectés par des interactions avec d’autres parties de la Voie lactée, interactions  qui pourraient brouiller les pistes. Rubin sera en mesure de détecter les courants stellaires à une distance environ cinq fois supérieure à celle que nous pouvons observer actuellement, ce qui permettra aux scientifiques de découvrir et d’observer une toute nouvelle population de courants stellaires dans les régions extérieures de la Voie lactée.

Les courants  stellaires sont difficiles à distinguer des nombreuses autres étoiles de la Voie lactée. Pour les isoler, les scientifiques recherchent des étoiles présentant des propriétés spécifiques qui indiquent qu’elles appartiennent probablement à des amas globulaires ou à des galaxies naines. Ils analysent ensuite le mouvement ou d’autres propriétés de ces étoiles afin d’identifier celles qui appartiennent à un même courant stellaire.

Les courants stellaires sont comme des colliers de perles dont les étoiles suivent la trajectoire de l’orbite du système et ont une histoire commune”, a déclaré Jaclyn Jensen, candidate au doctorat à l’université de Victoria, qui prévoit d’utiliser les données du relevé LSST de l’Observatoire Rubin pour ses recherches sur les progéniteurs des courants stellaires et leur rôle dans la formation de la Voie lactée. “En utilisant les propriétés de ces étoiles, nous pouvons obtenir des informations sur leur origine et sur le type d’interactions que le flux a pu subir. Si nous trouvons un collier de perles avec quelques perles éparpillées à proximité, nous pouvons en déduire que quelque chose est venu briser le fil”. 

Dotée de 3200 mégapixels, la caméra  est équipée de six filtres de couleur dont un filtre ultraviolet, notamment pour les scientifiques spécialistes des courants stellaires comme Nora Shipp et Jaclyn Jensen. Ce filtre ultraviolet fournira des informations essentielles sur l’extrémité bleu-ultraviolet du spectre lumineux, ce qui permettra aux scientifiques de distinguer les différences subtiles et de démêler les étoiles d’un courant stellaire de celles qui leur ressemblent dans la Voie lactée. Dans l’ensemble, Rubin fournira aux scientifiques des milliers d’images profondes prises à travers les six filtres, ce qui leur permettra d’avoir une vision plus claire que jamais des courants stellaires.

L’avalanche de données que fournira Rubin inspirera également de nouveaux outils et de nouvelles méthodes pour isoler les courants stellaires. Comme le fait remarquer Nora Shipp, “à l’heure actuelle, l’identification à l’œil nu des courants potentiels est un processus qui demande beaucoup de travail. Le grand volume de données fourni par Rubin offre une occasion passionnante de réfléchir à de nouveaux moyens plus automatisés d’identifier les courants”.

Cette approche statistique des courants stellaires est justement ce qui motive Marine Kuna (photo ci-contre), maître de conférence au Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de Grenoble (LPSC, CNRS, Université Grenoble Alpes) et responsable du projet Stellar Stream au sein de la LSST Dark Energy Science Collaboration. “La plupart des courants stellaires ont été découverts dans la dernière décennie. Leur étude est donc une discipline nouvelle et nous commençons à peine à envisager tous les moyens statistiques pour extraire les empreintes laissées par la matière noire” explique t-elle. “Nous allons pouvoir combiner tous ceux observés par Rubin et réduire les incertitudes jusqu’à avoir suffisamment de contraintes pour tester les modèles.” Une méthode inspirée de son expérience en physique des particules sur l’accélérateur LHC où c’est l’analyse de millions d’événements avec la meilleure précision possible qui permet d’observer une particule comme le boson de Higgs.

Grâce à la quantité inégalée d’images enregistrées, Rubin devrait permettre de détecter dix fois plus d’étoiles qu’avec les autres instruments scientifiques. “La matière noire est l’une des plus grandes énigmes actuelles en physique fondamentale” rappelle Marine Kuna, “il faut donc s’attaquer au problème par tous les côtés, et particulièrement par ses effets gravitationnels”. Et rajoute : “C’est en effet sa seule interaction confirmée à ce jour, Rubin nous permettra de la sonder par de multiples moyens.”

Lire le communiqué original sur le site de Rubin

  1. Le système robotisé qui permet à la caméra de prendre des images en différentes couleurs a été conçu par les équipes de cinq laboratoires de l’IN2P3 (CNRS). ↩︎